Je broyais du noir lorsque, allongé sur mon lit, m'est apparu le visage rondouillard et jovial de Père Jean. Ses mots empreints de sagesse m'inondent toujours d'une grande lumière. Je décidai de lui rendre visite.
Reclus dans sa cellule, Père Jean se remettait d'une mauvaise grippe. Il avait le teint pâle et se leva difficilement pour m'accueillir. Après les formules d'usage, je m'apprêtais à lui faire part de mes déboires amoureux, lorsque carillons, horloges et pendules qui meublaient l'endroit, se mirent à sonner en écho, avec chaque tintement particulier. On se serait cru un jour de mariage à la sortie d'une église !
Le silence revenu, j'insistai pour lui raconter mon histoire, banale en soi, mais désespérante. Les palpitations du cœur, cette belle illusion. Au fil de mes lamentations, Père Jean prêta une oreille distraite puis s'assoupit. Il ronfla bientôt au creux de son oreiller.
Dans un soubresaut, il reprit conscience et comme pour s'excuser, se justifia :
- Ai-je parlé tout seul ? Je ne m'en rends pas compte. C'est le lot de tout homme livré à la solitude : se parler à soi-même à haute voix ! Le tintamarre de ces fichues horloges ne suffit pas à remplir mon silence intérieur. En fait non, je parle à Dieu. C'est lui mon unique interlocuteur. Il va falloir que je fasse un peu plus attention à mon vocabulaire !
Plutôt me créer un ami imaginaire avec qui partager mes journées, n'est-ce pas ? Il est silencieux, au moins on ne se dispute pas pour des broutilles, il a une oreille attentive et je lui confie mes secrets. Tant soit peu que je puisse en avoir ! J'ai entendu dire que dans certaines contrées du monde, les gens chuchotent leur secret à un arbre. En fait, on doit le murmurer à l'intérieur d'un trou creusé dans le tronc puis reboucher ensuite avec de la terre, ainsi personne ne peut l'entendre. Dieu n'est-il pas un ami imaginaire ? Sans blasphémer, bien sûr...
Il se signa d'un geste rapide puis ajouta :
- Et si nous allions prendre un peu l'air ? Marcher me dégourdira l'esprit, tout en récitant ces psaumes de la Sainte Bible commencés ce matin. Ecoute, psaume 147:3 :
" Il guérit ceux qui ont le cœur brisé, Et il panse leurs blessures ".
Allons viens, cela nous fera le plus grand bien !
Quittant la minuscule cellule, Père Jean et moi, nous nous sommes dirigés vers une allée de forêt par un étroit sentier contournant l'abbaye. Chênes, bouleaux, houx, la lumière dorée luisait les feuilles qui crissaient sous nos pas. Nous entendions au loin des bruissements d'animaux en fuite. Les oiseaux se taisaient à notre approche. Père Jean marmonnait. Après une bonne demi heure d'une marche menée d'un pas alerte, la fraîcheur de septembre commençait à nous saisir et je grelottais sous ma légère veste de flanelle. Il se retourna et voyant mon état, me rassura :
- J'ai un bon moyen pour nous réchauffer ! Mais voyons, où est-ce que je l'ai mise ?
Nous nous sommes dirigés vers un ruisseau qui longeait le bois. Arrivés près de la berge, il retroussa l'étoffe grossière de sa robe de bure et plongea sans hésiter les mains dans l'eau glaciale. Il farfouilla un moment et tira une corde placée sous le ponton :
- Ah regarde moi ça, l'ami ! s'exclama-t-il, l'air satisfait. C'est pour agrémenter notre réunion de ce soir ! Un petit verre, c'est pas défendu !
Il fit apparaître une bouteille de Chateau-Latour 1949.
- Et bien, mine de rien, on ne s'ennuie pas chez vous ! J'en prendrai volontiers quelques verres ! Excellent vin, un des meilleurs millésimes !
- C'est toi qui me l'a offerte ! Tu ne t'en souviens plus ? affirma-t-il, avec un clin d'œil.
Je reconnaissais bien là les facéties de mon ami ! Il me prenait souvent à témoin de faits dont je n'avais jamais aucun souvenir.
L'eau de la rivière miroitait d'éclats dorés. Une cane s'ébrouait. Elle plongeait pour apparaître un peu plus loin, lissait ses plumes en cancanant.
- Elle non plus ne s'ennuie pas ! remarqua Père Jean en la désignant du doigt.
Au loin, les cloches de l'abbaye sonnaient le rappel. L'heure de la prière nous fit accélérer. Nous nous dirigions vers l'immense charme lorsqu'un bruit répétitif se fit entendre. Un fiacre coupé noir caracolait sur le chemin longeant le champ pour finalement s'arrêter près du grand arbre.
Je garderais longtemps en mémoire l'image irréelle de ce cocher, l'air pensif, caressant un de ses chevaux attelé, comme s'il s'agissait d'une femme délaissée.
Un enfant souleva le rideau, colla son nez contre la vitre de la portière fermée. De la buée dessinait une informe figure que le gamin supprima du doigt d'un trait vindicatif. Il ouvrit la porte avec violence. Elle couina tel un chien à qui l'on vient d'écraser la patte. Le gamin avait le visage sali de matières indéfinissables, le reste d'un goûter goulûment avalé. Une énorme tâche décorait son gilet, un habit vieillot, de velours vert bronze orné de passementeries. Il s'empourpra soudain et hurla après le cocher. Sa colère démesurée ne fit pas réagir le vieil homme qui répondit calmement :
- Mais il faut bien que les bêtes se reposent un peu, Monsieur Le Baron.
De cet enfant trop bichonné aux nombreux caprices, on flairait l'adulte en devenir, égocentrique et égoïste. L'homme le promenait depuis l'aube. Madame De Bouregentrie avait fait sortir la " petite voiture " pour confier son turbulent fils afin qu'il retrouve ses cousins chez sa tante, l'énorme Comtesse de Moretance qui vivait dans un chateau en ruine à l'autre coin du pays. L'avarice étant souvent l'apanage des gens riches, Madame n'avait jamais céder à la tentation d'acheter une automobile. Hors de prix et toujours en panne ! Elle avait hérité de ce fiacre et les sorties étaient bénéfiques aux deux percherons. Ils adoraient se promener et le manifestaient par une nervosité et des hennissements bruyants lorsqu'on les attelait.
Partis de bon matin pour un trop long trajet, la fatigue et l'ennui commençaient à gagner.
Appuyé contre la carrosserie, le vieux cocher marmonnait ses sempiternels aphorismes, tout en savourant le reste du cigare offert la veille au soir :
- La vie ne tarderait pas à lui donner quelques leçons d'humilité. La vie, accessible à tous, praticable qu'une fois. Hériter d'un titre de noblesse ne s'accompagne pas toujours de la richesse.
Aspirant la fumée, ses pensées le tiraient par la manche. La griserie lui fit perdre la tête :
- Allez en voiture Simone ! beugla t-il en ouvrant la portière au gamin.
- Je ne m'appelle pas Simone, cria le môme. Mais c'est qui cette Simone d'abord ? demanda t-il, en reprenant sa place sur le siège de cuir.
- Une vieille connaissance, une coquine, qui s'est empâtée à trop manger de pâtisseries et qui, devenue grosse, ne tiendrait plus dans ce fiacre à l'heure qu'il est ! A bon entendeur et sauf votre respect, Monsieur Le Baron !
Il claqua la portière et le véhicule s'ébranla dans un bruit de ferraille inquiétant. A l'arrière le gamin, tirait la langue. La sagesse lui faisait défaut, elle s’acquiert avec le temps, il n'en était pas encore à sa première communion.
Nous savourions le calme retrouvé de cet espace offert à nos yeux. Quel bonheur ! Le contre bas du chemin dévoilait un paysage à perte de vue révélant des dégradés de verts mordorés. Les vaches monastiques broutaient paisiblement. Le soleil tombait derrière la colline. Une brume filante saupoudrait la rivière de sucre glace. Je respirai profondément. Cet air frais et bienfaisant me décolla les poumons. Je l'imaginai parcourant mes synapses pour irriguer chacun de mes neurones.
Mais bientôt ce silence provoqua en moi une angoisse incontrôlable. Mon esprit étroit, peu enclin à l'infini, se rassurait du balancier d'une horloge, de la voix monocorde d’une radio. Toucher l'éternité devenait un acte menaçant.
Comme un enfant en quête d'un papa rassurant, je rejoignai Père Jean qui marchait devant moi, tenant fermement la bouteille de Chateau-Latour. La perspective de ce nectar pourpre dans mon verre me fit accélérer le pas.
Arrivés devant le monastère, nous vîmes avec surprise, l'hippomobile stationnée au travers de la cour, l'essieu brisé. Les deux chevaux pommelés paissaient librement dans le jardin attenant. Ils n'avaient jamais été aussi bien soignés. L'herbe tendre et croquante bruissait sous l'étau de leurs mâchoires. Ils devaient s'être donnés pour tâche d'entretenir entièrement la pelouse avant la nuit noire, avant l'écurie.
En attente de réparation, l'équipage comptait sur l'hospitalité des bons moines qui avaient tiré le véhicule en soufflant et peinant.
Père Jean, ce qui tourne et engrange puis avance, les roues et les pignons, en bon horloger, il connaît. Il s'allongea sous le véhicule malade pour un diagnostic de professionnel.
La nuit mit un terme à son expertise.
L'accueil de l'affable et souriant Père Hôtelier fit passer la déconvenue du cocher, pressé de livrer son bruyant colis.
Le garnement éprouvait la résonnance du lieu de culte. Il glissait dans les galeries du grand cloître en hurlant comme un dément, grimpait aux colonnes et dans son impatience, demandait à chacun s'il allait dormir en prison et pourquoi.
La patience et la gentillesse du Père Paul calmèrent ce pauvre gamin :
- Une journée entière, passée seul, assis, dans une carlingue qui secoue et indispose. C'est normal qu'il soit exécrable, cet enfant ! expliquait-il.
Ils visitèrent les cellules afin de repérer l'endroit où il allait dormir. Et ensuite la fromagerie puis les cuisines. Il mangea. Un peu de potage avalé en rechignant. Le morceau de fromage fermier fabriqué par les moines eut plus de succès. Il fallut promettre une histoire afin d'obtenir le peu d'hygiène nécessaire. Il dut se laver le visage et les mains. Le contact de l'eau froide provoqua des hurlements. Pour l'apaiser, Frère Paul raconta la naissance du fils prodigue. Bercé par cette voix lancinante, le môme ne tarda pas à montrer quelques signes de fatigue, il sombra aux pays des songes. L'enfant récalcitrant s'était soudain métamorphosé en ange paisible.
C'est ainsi que je les préfère, les enfants, et celui-ci en particulier : endormis, emportés par leurs rêves, calmes, silencieux. Litige résolu entre Marion et moi : elle en voulait quatre, moi je n'en voulais pas.
Une atmosphère de fête joyeuse, une ferveur imprévue régnait dans le monastère. Les couverts étaient posés sur la nappe, le feu crépitait dans l'âtre, il réchauffait le réfectoire et l'humeur de chacun. Et l'on entendait les moines jaboter dans cette grande salle, habituellement froide et grise, heureux de ces visites inattendues, de cette soirée improvisée.
Nous eûmes droit à un discours de bienvenue, Frère Paul chanta un cantique avant que la soupe ne fut servie.
Et tous de savourer ce moment divin avec délectation, ici et maintenant, humant puis portant le verre à nos lèvres.
Mais les battements de coeur, les cliquetis de balanciers, les carillons d'horloge, le doux murmure de la pendule n'y pouvaient plus rien. Il en est ainsi : le vin ressemble parfois à l'amour.
Le temps, en son infini pouvoir, avait accompli son oeuvre. Le nectar écarlate était devenu une infâme piquette.
Edwige CHAN
26 mars 2015