- Non ! Range moi ça. Sortons prendre le soleil maintenant qu' il est encore chaud.
Mère sort le vieil album de l'armoire. De façon délibérée, lui pose sur les genoux. Louise ne peut plus refuser.
- Tiens, regarde 1963 !
Louise aurait souhaité ne pas revoir cette photo de classe.
Collées par deux, chacune assise derrière sa table de bois, le tablier bien propre, le dos droit, le regard franc. Le matin même, l'encre violette avait été distribuée dans leurs vases de porcelaine par l'élève de service. Un cahier ouvert à la page d'écriture révélait le modèle rouge des lettres majuscules, en pleins et en déliés.
La morale du jour était inscrite au tableau :
Tout ce que l'on partage fleurit,
Tout ce que l'on garde pour soi moisit.
Alors, son esprit se déplie soudain et dans une aura chaude et douce lui reviennent leurs rires sonores, leurs disputes tapageuses pour les billes, leurs turbulentes parties d'osselets. Et dehors, après la classe, les courses effrénées à vélo, les coups de pédales, les bleus à l'âme.
Elles étaient toutes là, présentes, le sourire figé pour la photo. 1963, CE1, l'avenir rayonnant sur tous les possibles. Curieux destins que la vie leur a servis. Laurence et ses cheveux crépus, médecin de campagne en Touraine, Gladys et son minois espiègle de petite souris, emportée par un méchant crabe. La charmante Sylvaine et ses yeux de biche aux longs cils noirs, mère d'une terrible marmaille. Et Marie ? Joue-t-elle toujours ces sonatines au piano avec autant de délicatesse ? Elle, perdue dans les dédales d'un rêve sans fin.
Non, vraiment, Louise préférerait laisser ces vieux souvenirs se dissoudre. Ils n'évoquent que tristesse d'un temps révolu et chagrin de la perte.
Choix de refermer l'album.
- Maintenant, sortons. Allez, viens !
Mère décroche son manteau, tire sur l'écharpe. Un rictus instinctif se dessine au coin de sa bouche. Elle avance à pas menus, le dos voûté. Louise remonte son col, enfonce son bonnet. Le froid lui glace les os, lui gèle les idées. Un sentiment nouveau, un mélange de pitié et de compassion l'envahit : "Je n'ai pas été très présente durant ces dernières années...".
Elle approche, lui saisit le bras, caresse furtivement sa main. Surprise par ce geste, Mère interroge du regard. Mais Louise ne peut plus émettre une parole sans bégayer, transie, elle ne sait par où commencer avec cette impression désagréable de parler en retard, ou, ce qui revient au même, de penser trop vite. A quoi bon remuer tout ce passé imbécile ?
Les feuilles crissent sous leurs pieds. Louise respire à pleins poumons, le ciel la remplit. Elle expulse un cri. Plutôt un miaulement, tel un bébé lors de sa première respiration.
La lumière sur tout ça, voilà ce qu'elle vient chercher. Mais elle se retrouve seule, en plein désert. Elle bafouille. Pensant pourtant se faire comprendre, elle juge alors inutile d'ajouter quoique ce soit.
Pour réponse, Mère bougonne deux trois mots inaudibles.
Comme après chaque entrevue, Louise rentre avec la migraine, la tête emplie de toutes ces pensées incessantes. Rien, il ne lui en reste rien, que cette angoisse sourde et des mots sans suite. La pluie, le beau temps. Viendra-t-il enfin ce jour où Mère racontera sa véritable histoire, celle qu'elle cache, celle qui la recroqueville, la sclérose ?
Un jour, un jour, cette femme se libérera du poids des mots.
Comment provoquer l'étincelle qui allumera son regard, insufflera l'énergie dans son corps fatigué ?
Et cette révélation, surgira-t-elle finalement ?
La provocation, elle doit la provoquer et prendre ensuite ce qui se présente. L'inconscient parlera de lui-même. Parfois, c'est loufoque. Mais au moins, on ne s'ennuiera pas !
Mère maugrée :
- Non mais vraiment tu exagères. De quel droit te permets-tu de raconter tout ça ? C'est ma vie, c'est à moi !
Et Louise de penser : la Vie, elle en a bien entendu parler, mais de là à vivre, cela lui est-il venu à l'esprit ? Plutôt ce genre de personne qui la subit, la vie.
Mère ne devait pas s'attendre à cette réponse fulminante :
- Mais oui, la vie c'est comme une recette de cuisine. Je fais ma petite salade. Un peu de ceci, oh, là ça me dérange alors je laisse. Un peu de piment pour relever le tout. Je bricole. J'assemble. J'oublie. Ta vie, où il est interdit de rêver, les deux pieds enracinés depuis des années à regarder toujours le même morne horizon. Et que nenni ! Ta vie, elle appartient au monde, à l'histoire, à la grande Histoire.
- Oh, arrête, tu m'embrouilles là ! Oui mais moi, j'aurais préféré...
- Mais toi quoi ? Il n'est pas question de toi en l'occurrence. Et elle chipote en plus ! Elle veut bien maintenant ! Mais version allégée ! Et oui, sinon, c'est un peu lourd à digérer hein ! Tu crois que vous m'avez laissé le choix ?
Mère se recroqueville dans son fauteuil, retire ses lunettes, se frotte le nez. Alors, Louise lui décoche sa flèche assassine :
- Vous aviez tout manigancé, voilà. Et vous me l'avez bien gâché, ma Vie.
Mère pince les lèvres, replace délicatement son plaid écossais sur ses jambes.
D'une voix calme, posée, qu'elle ne se connaissait pas, Louise révèle une pensée profonde :
- J'ai rien voulu moi. Et je fais quoi de tout ça ? Je ne peux plus rien changer maintenant. Je ne vais pas m'excuser quand même. C'est ce que tu veux ? Alors désolée Maman, d'être venue au monde, dans le sang et la souffrance, de t'avoir déchirée, de t'avoir fait mal, d'avoir abîmé ton corps sublime de jeune femme..
Et elle murmure alors, un timide "excuse-moi", sans conviction.
Courage et audace lui sont plus que nécessaires pour retourner voir Mère une nouvelle fois. Mais Louise ne lâchera rien. Elle la tourmente, elle le sait mais toujours, elle questionnera, sans répit, jusqu'à obtenir une réponse acceptable, la vérité.
Dans la lumière en demi-teinte, elle observe le visage fermé, cette crispation complète du corps, ce regard droit qui scrute puis s'enfuit. Elle la touche légèrement, sa main, un papillon sur son épaule. Mère craint tellement ce geste qu'elle n'a d'autre défense que sourire. Un sourire lumineux. La beauté est illusoire, avec le temps elle s'éloigne mais le sourire, ce sourire splendide, est un don absolu irradiant chaque être qui le reçoit.
Est-ce l'ambiance apaisante ? La confiance qui s'installe visite après visite ?
La voix grave de Mère égrène alors des propos décousus, comme sortis du tréfonds de son être :
- Cet homme, comme je l'aimais ! Plus que moi-même. Je l'adorais. Nous étions très jeunes. Il était mon premier amour. Il était tout pour moi. Un bout en train, toujours à faire des blagues potaches. J'adorais son rire. J'adorais être avec lui. Et pourtant, toute la désillusion du monde se lisait dans ses yeux. Appelé durant la guerre d'Algérie. Il avait vingt ans. Un matin, il a disparu. Personne n'a pu nous renseigner. On n'a jamais su ce qui c'était passé, ce qu'il est devenu. C'était en 1954, novembre 1954. Je m'accrochais à cette pensée : " S'il n'est pas déclaré mort, il est toujours vivant ". Mais rien, le néant. Des années, je l'ai attendu. Attendu... La vie n'avait plus aucun sens, aucune saveur, plus de sel. Puis il a bien fallu vivre. Je l'attends toujours, je crois.
La tension est palpable. La voix tremblote. Louise s'en veut d'avoir ravivé cette ancienne douleur. " Quelle idiote je suis ! " pense-t-elle. Mais il était impossible de saisir les raisons de son chagrin, un secret bien caché.
Mère ajoute :
- Peut-être est-il mort, d'une mort violente, cruelle ? Une trahison. Un fait de guerre. Peut-être vit-il encore dans un village des Aurès ? Comment savoir. Mes questions sont demeurées sans réponse. Et je n'ai jamais pu...
Les sanglots couvrent maintenant ses propos. Submergée par ses émotions, les larmes perlent au coin de ses yeux. Elle s'effondre.
Dehors, le ciel décline. Pour faire diversion, Louise lui propose de sortir avant la nuit noire. Un bon bol d'air vivifiant estompera peut-être un peu sa peine.
Elle éteint la lampe et tout en refermant la porte, elle se murmure - C'est un jour à marquer d'une pierre blanche, un jour à manger son chapeau...
La méfiance s'est dissipée, Mère abandonne enfin son appréhension, son regard s'illumine. Louise écoute avec attention :
- À cette époque, j'avais des rêves plein la tête. Je suis allée à Paris. Seule. J'ai poussé la porte des grands couturiers. Dior, Givenchy, Chanel. Avec une seule lettre de recommandation, celle de mon patron, un jeune patron de province qui tenait une fabrique de confection. Il vendait bien ses chapeaux à Paris. J'avais du savoir-faire, de l'imagination, mes idées étaient originales, mes illusions grandioses. Je pensais être choisie comme modiste. J'ai trouvé une maison de couture de seconde catégorie. On laissait libre cours à mes idées, ça me plaisait. Une première expérience. J'étais remplie d'espoir, je prenais la vie à bras le corps. J'adorais vivre à Paris, sortir, me promener dans les rues, l'ambiance des bistrots. J'étais au cœur du monde. Ce n'était pas toujours facile, surtout en fin de mois. Je tentais de diriger cette force indomptable qui bouillonnait en moi, la force du désir qui nous anime tous, ce désir qui engendre rencontres, caresses, rires, nostalgie, poésie... J'espérais que bientôt il puisse me rejoindre. Et un matin, ce télégramme m'annonçant sa disparition. J'ai tout abandonné. Je suis rentrée en urgence. Puis la désillusion et les larmes ont patiné mes rêves. La vie, tu ne peux pas la prévoir. Tu nages dans le bonheur et en une seconde, crac ! Tout bascule dans le drame. Après ça, il faut faire face, trouver une manière de vivre bien, s'ancrer en soi-même, parvenir au détachement. Seule la spiritualité donne accès à cette richesse intérieure. Certains pensent que le chemin est une histoire de volonté. Elle n'est qu' absence. Il faut s'y abandonner, sans but, sans explication. Et puis, ce n'est plus aussi douloureux que l'on pourrait croire. Le passé se dilue petit à petit dans le quotidien. Le présent, ici, maintenant, le cadeau du jour et rien d'autre.
Elle tend le bras, lui désignant du doigt le paysage. Roches brunes, mer émeraude, sable bronze, écume cotonneuse, le tout nimbé d'une brume légère. Elle termine :
- Quelle beauté, regarde !
Edwige CHAN
21 Mai 2015