Bonne journée mon chéri d'Amour, à ce soir,ta Maman qui t'aime.
PS : n'oublie pas ton sac d'école !
Comme chaque matin, elle est partie tôt pour quelques heures de ménage dans un bâtiment d'affaires. Ensuite elle travaille au Déli à côté. Elle y vend des salades et des sandwichs.
- Saperlipopette, il est resté là-haut !
Une fois la porte d'entrée franchie, chaussé de ses rollers, Jozen prend son élan. Le tout est de trouver la position idéale, l'équilibre. La lumière des lampadaires se reflètent dans les flaques, miroirs scintillants.
Arrivé au niveau du drugstore, un sifflement strident domine le vacarme ambiant. Il vient du trottoir d'en face. Il scrute mais ne voit rien.
- Pssst ! Pssst ! Jozen !
La voix se rapproche. Il sent qu'on lui tire le bas de son pantalon. Il se penche. Une sorte d'homunculus, une fille minuscule, très extravagante, plume d'oiseau accrochée à l'oreille, lui sourit :
- Bonjour, dit-elle avec un léger accent, je m'appelle Natsuko, je peux te demander un service...
- Ben ! Euh ...! Ça dépend quoi ! hésite Jozen du haut de son mètre cinquante.
- Tu vas vers la bouche sud de l'Alligator, n'est-ce pas ? Je me suis éloignée trop longtemps de mon rayon magnétique et je commence à m'affaiblir, peux-tu m'approcher de mon distributeur holistique ? C'est sur ton chemin je crois.
Jozen grimace. Les nanas, ça ne crée que des embêtements. Son pote Jonas lui a expliqué cela un jour, Jonas a certainement raison. Elle ajoute, en insistant :
- Donnant, donnant. Si tu as besoin d'un service un jour, peut-être pourrais-je t'aider à mon tour !
Natzuko lui sourit encore, un sourire triste. Elle a des yeux en amande, verts, verts fluorescents. Très beaux... Magnifiques.
- Bon, c'est OK ! répond Jozen en maugréant un peu.
Il pose la main sur le sol, elle grimpe, il la glisse délicatement dans la poche de son blouson.
- Après tout, ça peut peut-être servir ! se dit-il en ricanant intérieurement.
En passant par la galerie marchande, il peut gagner un peu de temps. Au drugstore, quelques âmes esseulées finissent leur nuit. Le jour se lève. Le coin de ciel vire du mauve au rose. Devant le restaurant « Le Lion d'Or », Jozen lit machinalement le menu du jour. Jeudi, je vous propose :
Soufflé du Père Fouettard
Langue de dragon à la sauce Aurore
Doigts de fée au chocolat
La salive lui vient à la bouche, pas mal aujourd'hui. Combien une fée a-t-elle de doigts ?
Arrive ensuite la librairie. Dans la vitrine se trouve son livre préféré. Sur la couverture, Alice s'étire en baillant.
- Alors, as-tu fait de beaux rêves cette nuit ? lui demande timidement Jozen.
- En réalité, ce fut plutôt un cauchemar ! lui répond Alice en chaussant ses bottines à boutons. Mais où donc est passée Dinah ? Dinah ! DINAH ! Tu ne l'as pas vu ?
- Moi ? Non, non. Mais salut, il faut que je file, je vais être en retard.
Vrooooum ! Attention ! Obstacle : poubelle au milieu du trottoir. D'un virage d'expert, Jozen négocie un demi tour et vient se planter devant la poubelle où trône dignement un rat blanc, serviette au cou, fourchette et couteau à la main. Il entend alors une voix aiguë :
- Espèce de garnement ! Tu ne peux pas faire attention, non ! On ne peut même plus déjeuner tranquille. C'est insensé. Insensé. Mais quelle vie, quelle vie...
- Salut Moustachu. qu'as-tu ce matin ? Je t'ai frisé un peu, c'est pour ça que tu es de mauvais poil !
Il reprend son élan dans un grand éclat de rire, laissant là le dit moustachu qui jurant par tous les diables, promet tous les malheurs de la terre à ce pauvre gamin.
Jozen aime patiner sur l'air qui lui chante. Il s'engage dans la bouche de l'escalator « Alligator », le grand dévoreur. Le ventre de l'animal rutilant est constellé de panneaux publicitaires :
RIUNITE ON ICE
THAT 'S NICE !
Comme chaque jour, de nombreuses personnes s'entassent dans le gosophage roulant. Certains lisent, d'autres établissent leurs comptes ou brossent leurs chapeaux. D'autres encore attendent, patiemment les yeux fixes, la tête emplie d'idées qu'ils n'arrivent pas à saisir. Quelques uns courent après les minutes qu'ils ont à rattraper. Un diplomate, prenant son attaché-case pour un oreiller, continue sa nuit, coinçant le gosophage dans toute sa largeur. L'escalator « Alligator », furieux de cette entrave à la bonne marche de sa digestion, est pris d'un hoquet vengeur. Les moins enracinés sont alors renversés et s'entrechoquent avec perte et fracas.
- Mes lunettes, mes lunettes ! hurle un myope en voie de disparition. Jouant à colin-maillard avec ses voisins, il distribue claques et coups de pied.
Suspendu par un pied au plafond, un comptable distrait grommelle :
- Nenennene....et je retiens un, nennenene, 34 plus 6, moins trois....A ça y est, je la tiens, je la tiens l'erreur, vérifions, nenenne....
Accroché à son livre, un intellectuel assis, poursuit sa lecture, imperturbable.
Terminus. Éternuement final. Tout le monde est projeté vers la sortie, chacun empoignant l'autre pour être le premier, crêpage de chignon en règle.
Jozen s'engage dans la fuite du monde en sautant par-dessus le portillon. Les minutes défilent imperceptiblement sur le cadran à quartz de sa montre. Il va vraiment être en retard. Cela devient habituel.
Il a oublié Natzuko !
Elle survit, recroquevillée au fond de sa poche, de plus en plus pâle. Son flux magnétique s'amenuise.
- Dépêche-toi ! lui gémit-elle d'une voix d'outre-tombe, je vais bientôt mourir.
Urgence. Il dévale la rue. Il prend le virage un peu serré et un bruit fracassant se fait entendre.
- Au secours ! Au secours ! Aidez-moi à me relever ! s'élève une voix. Responsable de cet accident, Jozen le soulève péniblement et réajuste l'armure.
- Espèce de grosse casserole ! maugréa-t-il en l'époussetant, quelle idée de se promener ainsi, avec toute cette ferraille sur le dos !
- Sachez, mon Ami, que cette tenue est d'époque ! lui répond le chevalier d'un ton courroucé.
- D'époque, d'époque ! Mais quelle époque ? bégaie Jozen, soudain intimidé.
- Si vous pouviez me dire quel est ce lieu. Je ne m'y reconnais pas. Ayant récemment égaré ma monture, j'erre, empreint de mélancolie, dans l'espoir de retrouver un jour, mes chers croisés pour....
Mais qu'est-ce qu'il raconte celui-là ? pense Jozen. Il va arrêter ce bruit infernal chaque fois qu'il remue le petit doigt.
- ....à coeur vaillant, rien d'impossible... Et jeune homme, ne partez pas comme cela. Attendez, attendez, pouvez-vous m'indiquer la route pour rejoindre les miens ?
Jozen cherche au fond de sa poche et sort le DÉ qui roule sur le sol puis s'arrête sur le chiffre 3.
- Tu prends la 3ème rue à droite. Et ensuite c'est tout droit, lui indique-t-il alors.
- Mmmm! Euh, vous pensez être certain de cette direction ? interroge le chevalier perdu.
Jozen relance le DÉ. Chiffre 6.
- Sixième rue, croisement à gauche.
- Je crois que je vais aller dans cette direction, les gens y ont l'air moins pressé.
Sur la pointe des patins, Jozen tente de s'éclipser, abandonnant sans remord, cette étrange rencontre. Plus de temps à perdre !
Enfin arrivé à destination et reprenant son souffle, il sort de sa poche, Natzuko qui se dirige péniblement vers le distributeur holistique.
- Ouf ! Je l'ai échappé belle ! s'exclame-t-elle en récupérant toute son énergie. De nouveau son regard vert magnifique le fixe. Oui, belle, elle est très très belle. Un peu petite, tout de même.
- Voilà, maintenant avant de te quitter, je veux à mon tour, te rendre un service. Que souhaites-tu ?
- Et bien, je crois que je suis très en retard. Je vais me faire engueuler et je ...
Les mots se bousculent dans sa bouche. Il ne sait pas comment expliquer ce qu'il ressent soudain.
Je ne la reverrai peut-être jamais ....plus jamais... pense-t-il en caressant la plume d'oiseau oubliée dans sa poche.
- Ok, alors ferme les yeux et compte jusqu'à trois ? lui demande-t-elle.
Conseil qu'il suit immédiatement emportant avec lui le visage attachant de cette fille minuscule.
Le temps d'un claquement de doigts, il se retrouve alors dans un endroit merveilleux, inconnu jusqu'alors. Une chaleur diffuse lui permet d'oublier immédiatement le froid de l'hiver. Une pelouse épaisse d'une douceur incomparable lui caresse les jambes, des fleurs aux formes et couleurs incroyables semblent lui susurrer des mots tendres, des oiseaux multicolores chantent le bonheur de voler, des papillons aux ailes immenses ponctuent le ciel de touches de couleurs, un cascade d'eau cristalline diffuse une fraîcheur délicieuse. Jozen s'allonge sous un arbre au feuillage magnifique, le Paradis autour de lui.
Un miaulement désagréable le tire alors de sa torpeur. Pacha a faim et le manifeste avec virulence.
Jozen ouvre les yeux. Le paysage merveilleux a disparu. Il découvre soudain que le paradis n'était qu'un rêve. Se levant péniblement, il trouve sur l'oreiller une plume oubliée.
L'aile d'un ange sans doute.